On a fait les comptes

Et si, en plus, c’était une bonne affaire de nationaliser ArcelorMittal ?

« Je ne vais pas nationaliser Arcelor, ce serait dépenser des milliards d’euros », déclarait Emmanuel Macron le 13 juin sur TF1. Mais combien cela coûterait-il vraiment ?

Si l’on demandait leur avis aux auteurs de ces lignes, la réponse serait : « Rien. Nada. Zéro. Monsieur Mittal s’est enrichi assez longtemps en profitant d’actifs construits par la puissance publique entre 1982 et 1995, lors de la nationalisation d’Usinor, l’ancêtre d’Arcelor, actifs usés qu’il entend désormais jeter. »

Mais on ne nous demande pas notre avis. Et dans le capitalisme, même une expropriation n’est pas gratuite. Le propriétaire doit être « justement indemnisé ». Le juste prix est cependant difficile à calculer et il n’y a pas une seule méthode.

1 milliard… sur quarante ans : deux baguettes et un Malabar

Parmi les principales mobilisées par le passé, on trouve la valeur boursière de l’entreprise ou la méthode de l’actif net comptable.

La première a l’avantage de prendre en compte l’avenir dont on prive l’exproprié. La valeur boursière est en effet d’autant plus haute que les actionnaires présents anticipent des flux futurs de valeur, sous forme de dividendes ou de hausse de la valeur des actions. Quant à la seconde, elle a l’avantage de prendre en compte à la fois les investissements faits par le groupe exproprié, mais aussi son incurie dans le maintien en l’état de l’outil productif.

Dans le cas d’ArcelorMittal, cela ne change pas grand-chose. En effet, les actifs français représentent à peu près 5 % des actifs du groupe, capitalisé à 23,72 milliards d’euros. 5 % de 23,72 milliards, cela fait 1,186 milliard d’euros, soit une somme relativement similaire à l’actif net d’ArcelorMittal en France, évalué à 1,4 milliard d’euros. C’est un peu plus, mais cela a l’avantage de ne pas prendre en compte la spéculation boursière qui ne manquera pas de se déclencher quand les investisseurs apprendront que l’État va les dédommager à hauteur de la valeur boursière de l’entreprise.

1,4 milliard, c’est quand même une somme. Une somme modeste relativement aux 250 milliards d’aides publiques que déverse chaque année l’État, selon un rapport réalisé par une équipe du Clersé à la demande de la CGT il y a maintenant quelques années de cela (mais la situation ne s’est pas améliorée).

En outre, les expériences passées, comme les nationalisations des entreprises formant EDF-GDF ou la SNCF, nous indiquent une voie aisée pour étaler la dépense dans le temps. Il est en effet possible de transformer cette « dette » envers le groupe ArcelorMittal, en obligations convertibles. Les actionnaires deviennent obligataires. On rembourse alors ces obligations tranche par tranche sur une longue période. Pour la SNCF, c’était 50 ans. Cela ne fait donc plus que 28 millions par an. 0,003 % du budget de l’État hors Sécurité sociale. Bref, deux baguettes et un Malabar.

Nationaliser, ce n’est pas une fin en soi : 4 milliards pour relancer et décarboner la production

Néanmoins, vu l’état des hauts-fourneaux d’Arcelor, dont aucun ne peut aller au-delà de 2030, il faut intégrer les coûts des investissements en plus de la nationalisation. Si l’on vise à maintenir les quantités d’acier produites qui correspondent, peu ou prou, aux quantités d’acier consommées en France, mais que l’on cherche à les produire de la manière la plus décarbonée possible, il faut ajouter 4 milliards d’euros d’investissement qu’il faut eux sortir d’un coup.

Ce sont des investissements qui auraient dû être provisionnés sur les quarante dernières années. Ça n’a pas été fait (la faute à qui ?), mais c’est désormais une chance de choisir quels investissements l’on souhaite pour décarboner la filière sidérurgique, qui représente tout de même 3 % des émissions de gaz à effet de serre françaises.

En outre, si c’est une somme importante qu’il faut sortir d’un coup, elle sera en fait remboursée sur toute la durée de vie de l’outil de production, via une très légère contribution dans les prix de vente d’acier de l’entreprise nouvellement nationalisée. Dans la sidérurgie, la durée de vie d’un actif est de 40 ans. C’est d’ailleurs bien le problème actuellement : les hauts-fourneaux datent de l’époque de la nationalisation d’Usinor, c’est-à-dire d’il y a exactement 40 ans. Avec une telle durée de vie, cela signifie que l’entreprise doit générer 100 millions d’euros de bénéfices supplémentaires pour rembourser l’investissement.

D’ArcelorMittal à Acier de France ? Pour un service public de l’acier !

Ces dernières années, la France a produit aux alentours de 10 millions de tonnes d’acier par an. Cela représente un surcoût de 13 euros par tonne d’acier pour couvrir ces investissements et le coût de la nationalisation. Oui, mais si ArcelorMittal n’arrive déjà pas à vendre son acier, qui achètera un acier encore plus cher de 13 € par tonne ? Ne doit-on pas en conclure, comme le président de la République le 13 juin dernier, que « nationaliser une entreprise qui n’arrive pas à s’installer sur un marché, ce n’est pas une bonne utilisation de l’argent » ?

Certes, mais à l’inverse, une entreprise publique ne vise pas à générer les mêmes marges qu’un groupe privé comme ArcelorMittal. Or, selon une étude du centre de recherche de la Commission européenne, la production d’une tonne d’acier en Europe s’établit aux alentours des 500 € la tonne… tonne qui se vend aux alentours de 1 000 €. Voilà la réalité de la voracité de Monsieur Mittal.

Alors, quand celui-ci geint que les entreprises publiques chinoises cassent les prix, on a envie de lui répondre que rien ne l’empêche de faire pareil. Baisser les prix, n’est-ce pas là la justification de la concurrence ? N’est-ce pas le dogme que l’on enseigne dès le lycée aux élèves ? Visiblement, cet argument est bon pour les livres d’économie pour enfant, pas pour le capitalisme monopoliste dans lequel nous vivons.

Gageons alors qu’une entreprise publique qui vendrait son acier à 513 € la tonne serait compétitive ! Gageons aussi que de grands groupes bien capitalistes comme Renault ou Bouygues seront bien contents d’avoir de l’acier moins cher. Et pour l’État, cela représentera une économie substantielle pour la construction des centrales nucléaires et du réseau électrique, grands consommateurs d’acier.

Au Royaume des aveugles…

À part l’aveuglement idéologique, on voit mal ce qui amène Emmanuel Macron à refuser une nationalisation que même le Labour britannique a faite. « Nous avons fait une erreur. Nous n’aurions jamais dû vendre notre sidérurgie », a expliqué le Premier ministre britannique pour justifier la mesure. La France sera-t-elle par pur dogmatisme le premier pays du G7 sans industrie sidérurgique, pour ne pas dire sans industrie du tout tant la sidérurgie est vitale à une grande partie de l’industrie ?

Ou bien la Macronie estime-t-elle que « l’État ne sait pas produire ni vendre de l’acier » ? L’État serait capable de gérer 56 réacteurs nucléaires dans 18 centrales, mais pas une poignée de site sidérurgique ? On ne sait pas de quoi il faut s’inquiéter le plus. Que l’État ne s’estime pas capable de gérer une entreprise sidérurgique ou que, ne l’étant pas, il se croit néanmoins capable de gérer une industrie aussi dangereuse et stratégique que le nucléaire. Puisqu’il gère sans accroc cette dernière depuis des décennies, la réponse est rapide à trouver…

Yann Euler  et Boris Tarcey , Liberté Actus.

 

« Nationaliser immédiatement les activités de Mittal »

Dans l’univers Mittal, il y a bien sûr tous les hauts-fourneaux et les sites historiques de Florange, de Dunkerque et de Fos-sur-Mer. Mais il y a aussi toute une myriade de filiales, d’entités diverses et variées, détenues par le financier indien. Industeel en est l’une des plus stratégiques. Avec ses deux principaux sites français, basés au Creusot (Saône-et-Loire) et à Châteauneuf (Loire), l’entreprise fournit les aciers spéciaux indispensables à la construction des centrales nucléaires, des chars de l’armée française, etc.

Bien que plus discrète et parfois « mieux lotie » que les autres au vu de ses fabrications à haute valeur ajoutée, la filiale reste sous le giron du puissant Mittal. Et dans cet écosystème, « c’est la même politique pour tout le monde » nous confie Sébastien Gautheron, délégué syndical central CGT d’Industeel France. Sous-entendu : des sous-investissements, des restructurations, des délocalisations cachées, une politique financière et court-termiste… comme dans l’ensemble du groupe sidérurgique, les nouvelles ne sont pas bonnes.

« On fait difficilement plus stratégique comme production »

Il faut dire que les près de 2000 salariés répartis sur les deux principaux sites français et sur celui de Charleroi (Belgique) ont un savoir-faire inégalable.

Leur activité tourne autour de cinq segments principaux, et non des moindres : les tôles de protections et les blindages (sous-marins, chars, etc.) ; le nucléaire (Framatome est l’un des gros clients de l’entreprise) ; les tôles plaquées, indispensables à la construction des pipelines par lesquels sont acheminés le gaz et le pétrole ; l’inox et les moules utiles à l’industrie plasturgique. Dernière particularité, ils sont parmi les seuls au monde à fabriquer tout cela de A à Z, avec des aciéries électriques notamment.

N’en jetez plus, « on fait difficilement plus stratégique comme production » nous dit fièrement Sébastien Gautheron. Pour le dirigeant syndical, c’est un parfait exemple des raisons pour lesquelles il faut « nationaliser immédiatement les activités d’ArcelorMittal dans le pays ».

Industeel fait clairement partie des « OVNIS » du groupe Mittal. Les productions sont assez faibles, mais à très haute valeur ajoutée. Lorsque la demande faiblit sur l’un de ces segments, l’entreprise peut basculer sa production sur un autre, ce qui assure un carnet de commande constant. L’idée que Mittal puisse partir, avec les brevets, les outils et les savoir-faire, devrait inquiéter tout le monde.

Un heureux investissement dans une coulée continue verticale

En 2021, l’entreprise avait été mise en vente, mais le projet avait fini par capoter. Depuis, 110 postes ont été supprimés et une grosse vingtaine reste sur la sellette, dans les ressources humaines et les finances. Comme dans tout le secteur de la métallurgie, les patrons optimisent les embauches d’intérimaires et le financement de leur activité en fonction de l’Activité partielle longue durée (APLD), le mécanisme qui permet aux entreprises de réduire le temps de travail de leurs salariés tout en recevant une aide de l’État. Concrètement, sur le site de Châteauneuf, « les gars chôment parfois deux semaines par mois dans les aciéries ». « Pendant ces périodes, ils sont payés à 60%, et ce revenu est largement financé par l’État » nous précise le délégué.

Une bonne nouvelle malgré tout, l’entreprise a engagé l’année dernière un investissement de 52 millions d’euros pour l’installation d’une coulée continue verticale, ce qui devrait réduire les émissions de CO₂ de 10 % tout en diminuant les délais de production. Concrètement, « grâce à ce processus, on s’évite de laminer deux fois l’acier et toute une série d’étapes secondaires, on produira mieux et plus vite », assure Sébastien Gautheron qui attend la mise en place de l’outil avec impatience.

« Faites donc confiance aux ouvriers, aux techniciens et aux ingénieurs »

Mais il n’oublie pas que l’entreprise devra se confronter à ses propres contradictions. Il assure que, historiquement, « 50% des métiers s’apprennent dans l’entreprise, sur le tard ». Avec les restructurations successives et les sous-investissements, beaucoup de savoir-faire a été perdu, puisque la formation et la transmission ne se sont pas faites. Et le syndicaliste en sait quelque chose, puisqu’il est lui-même de la troisième génération dans sa famille à travailler sur le site du Creusot.

Il n’y a plus que la nationalisation qui pourrait répondre à ces contradictions, tout en garantissant la pérennité et le développement des sites existants. Et qu’on ne dise pas aux travailleurs que « l’État ne sait pas produire ni vendre de l’acier » ou que « ce n’est pas son rôle ». « Qu’ils se rassurent, on ne demande pas aux ministres de venir faire des tôles et de les vendre, on leur demande de nous donner les moyens de faire notre boulot », s’amuse le dirigeant syndical.

Fabien Roussel, secrétaire national du PCF, avait d’ailleurs répondu du tac-au-tac à cette inquiétude mal-placée de celles et ceux qui craignent la nationalisation de la sidérurgie depuis 30 ans : « Faites donc confiance aux ouvriers, aux techniciens et aux ingénieurs, c’est l’or de notre pays ! ».

Esteban Evrard , Liberté Actus.

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